Nemanja Nikolic, Drawing Plots
texte de Geraldine Bloch pour la revue Point Contemporain 2023

Nemanja Nikolic nous jette avec "The Plot" dans une course haletante, ébouriffante dans laquelle images et textes s'entrechoquent, se poursuivent, s'attirent et se repoussent sans fin. "The Plot" ce sont cinq mille dessins, ordonnés en différentes séquences, aux humeurs changeantes, qui une fois enchainées les unes aux autres et mises en mouvement, deviennent un objet visuel si singulier et si intrigant que nous ne savons plus très bien ce que nous regardons mais nous le regardons quand même, happés par cette subtile machinerie.

Le titre déjà résonne comme un avant-goût de ce que nous allons voir, car the plot en anglais signifie aussi bien la parcelle, le terrain, l'intrigue le complot, que l'action. Sans doute toutes ces questions de territoires, de guerres et de tension nerveuse ne sont pas étrangères à l'artiste, lui qui, né en Yougoslavie en 1987, est aujourd'hui serbe. Lui qui vient du monde d'après Tito. D'une région où les notions de puissance étrangère, de cohésion et d'éclatement s'avèrent tout sauf abstraites. Lui qui aime à dessiner des espions et des policiers américains, des avions en rase-motte, des visages exsangues d'acteurstrès convaincantset des foules de figurants qui courent sur des alphabets cyrilliques et latins comme on dessinerait sur des billets de banque. Il caviarde sans en avoir l'air. Il fait dévier le discours et la time-line de l'histoire. Il faut admettre qu'entre la dite civilisation du Western Power et la dite propagande soviétique il dispose d'un matériau de premier choix, et aussi de quelques options intermédiaires, syncrétiques. Ainsi il ne se prive pas d'extraire de toute cette matière ses morceaux choisis, de s'en nourrir sans pour autant les rejouer.

Car ce que fait Nemanja Nikolic dans ses films consiste à rebattre les cartes et à déplacer les trames habituelles. Il parvient avec "The Plot" à créer un écheveau si complexe qu'il déjoue toute vision binaire, toute consommation trop expéditive de ce qui se déroule sous nos yeux. Il nous faut revoir "The Plot", plusieurs fois, le digérer, tant l'éventail des stimuli qu'il génère est vaste, tant les combinaisons graphiques et visuelles et les mécanismes de lectures que chaque image induit  varient. Le rapport qu'entretient l'artiste à l'objet-livre et à l'objet-cinéma oscille entre passion et défiance, affection et distance car il sait qu'ils peuvent colporter le pire et le meilleur. Ils incarnent parfois la version sophistiquée des pouvoirs, même les plus coercitifs. Néanmoins l'image en mouvement s'adosse toujours chez lui à la grande histoire du cinéma, et à celle de la télévision et des séries populaires. Indéniablement The plot constitue, à l'instar d'autres productions antérieures de l'artiste, un hommage magistral mais non dénué de nuance au cinéma, et plus particulièrement aux productions américaines et anglaises dans le contexte de la Guerre froide.

Dans la solitude de l'atelier, chaque nouvelle page de l'histoire naît de la rencontre particulière, entre une figure, un motif, un bloc de texte, un mot. Dans ces frictions dont il a le secret, Nemanja Nikolic parvient à créer un lieu, à la fois tangible et imaginaire, celui d'une convergence possible entre des univers à priori non conciliables. Comme dans une nuit riche en rêves, c'est une véritable joute visuelle qu'il nous offre ici, presque un ballet dont la bande sonore conçue par le compositeur Pavle Popov accentue par ses tonalités fugaces la dramaturgie saccadée. Nikolic flirte avec l'image subliminale, son film tressaille, il se construit sur des vides, des images manquantes malgré le caractère baroque et envahissant de la plupart des plans. On tombe littéralement d'une scène à l'autre, toujours il s'agit d'une chute, même infime. Bien sûr l'artiste s'amuse de ces confrontations presque grotesques, de ces collisions idéologiques entre les héros/hérauts du capitalisme et les encyclopédies et les manuels communistes. Ce sont des incongruités optiques qu'il crée de manière simultanément intuitive et réfléchie. Il assume pleinement le caractère satirique et critique de son entreprise.

On l'aura compris "The Plot" a une nature double. C'est un film d'animation de plus de neuf minutes mais c'est aussi un corpus gigantesque de dessins tous uniques que l'artiste aura mis des années à réaliser, avec la patience presque d'un archiviste, d'un moine copiste. En considérant individuellement chaque séquence puis chaque dessin de chaque séquence, on mesure à quel point cette oeuvre redonne la place à la main et au pur plaisir risqué du dessin. Partition toujours inédite, chaque dessin développe son régime propre, son propre vibrato. Degrés de transparence et d'opacité, surfaces criblées de hachures, surfaces à nu, coups de craie blanche sur tableau noir, pages jaunies qui boivent l'encre sombre…Tout ce qui s'échafaude dans ces contrastes rétiniens savamment dosés raconte une fusion impossible. Et c'est comme si les mots d'ordres se croisaient à l'image sans se voir.   Mais ce dialogue de sourds s'avère paradoxalement très fertile.

Dans ces visages au glamour un peu outrancier, derrière ces scènes et ces plans archétypaux, qui toujours nous impressionnent par la maîtrise de leur exécution, on devine une fragilité sensuelle, un tremblement discret qui fait frétiller le film et nous avec. Car en filigrane de cette mécanique incolore, c'est une histoire d'amour qui se dessine. La fuite en avant, le saut dans le vide d'un homme et d'une femme,à bout de souffle, main dans la main. On passe brusquement d'une image à l'autre, d'une menace à l'autre, d'un pulsion scopique à une autre, le coeur battant. "The Plot" est un essai visuel sur la liberté, sur la manière toute subjective dont un artiste  compose avec le réel et ses cadres et négocie sa place. Peut-être qu'au fond seul le dessin, par sa nature même, peut enfreindre aussi puissamment les codes, distancer l'ordre et le désordre établis


Drawings and Animation by Nemanja Nikolic

text by Miroslav Karic (catalog "Instead of Ending", Belgrade 2015)


The current series of works by Nemanja Nikolic, presented at the exhibition at the Cultural Centre of Belgrade Art Gallery, is based on the cross-section of the author's previous interests in the media of drawing, animation and film. His fascination with the seventh art has turned Nemanja's initial studies of form and expressive potentials of drawing in more complex visual thinking and linking the language of visual art and film. Film is also the author's starting point in defining the motif space in his works and artistic approaches that are still focused on classical drawing, but conceptually expanded and rounded through the moving image properties. In animation, soon adopted as his new visual expression, Nemanja most often refers to Alfred Hitchcock's film work, finding in the poetics of the said director some conceptual preferences and directions for further development in themes, form and style in his art practice. The author retains the method of gradual (frame by frame) deconstruction and translation of the chosen scenes from Hitchcock's works into the medium of drawing as the initial process for what will be the essential outcome of restarting those scenes in animation: creating of completely new visual entities. Psychological tension and uncertainty, as the only narrative structure of the newly created scenes, are strongly accented by Nemanja's characteristic drawing expression which, in now exhibited work Panic Book and in the synthesis with the textual record, further strengthens their visual effect and dramaturgical framework. Namely, this time the artist makes a series of several hundred drawings on the pages of books and magazines in the field of social and political thought in socialist Yugoslavia, which become a kind of mise-en-scène of playing Hitchcock's cult scenes of escape, mass panic and fear. Connecting written materials on theoretical considerations, analyses of the political system of self-management, mechanisms of the organization and development of Yugoslav society with film classics  masters of suspense, Nemanja, in fact, makes deconstruction, parallel flow and confrontation of pictures of different social contexts of a time period the key events in his drawing works.Placed in series or animated, these sequences introduce the observer to discovering the many levels of meaning of their contents and to understanding, through the prism of ideology, the nature and dynamics of social relationships, mass psychology, individual-collective relations, dialectic tension between order and chaos. In further interpretations, the author's dealing with the heritage of Yugoslav socialism is a topical and thematic initiation of his latest art production in reviewing the not so distant dramatic developments and recent social and political circumstances in the territory of the former state. In this regard, the exhibition touches and raises many questions about post-conflict and transitional reality, from the tendencies of historical revisionism, to the position of an ordinary man and his everyday existence in the aggravating economic and other crises which we, as societies and communities, face.