Communiqué
Pour sa quatrième exposition personnelle à la Galerie Dix9, Nemanja Nikolic présente "Psychopolitics", un film d'animation fait à partir de dessins. Fidèle à une même approche conceptuelle de l'image en mouvement, reliant le langage de l'art visuel et du film, où le film est toujours le point de départ de l'auteur pour définit l'espace du motif, ce projet est une nouvelle étape d'un travail que l'artiste serbe poursuit inlassablement depuis son projet "Panic Book", partout acclamé. Mais ici l'artiste se positionne dans une attitude plus critique face au monde actuel.
Le 2 octobre 1959, sur un écran de télévision devenu noir apparait un fond d'étoiles. Une voix off délivre le texte de présentation qui deviendra aussi célèbre que la série :
"Il existe une dimension au-delà de ce qui est connu de l'Homme: c'est une dimension aussi vaste que l'Univers et aussi éternelle que l'infini: elle est à la croisée de l'ombre et de la la lumière, de la science et de la superstition, elle est le point de rencontre des ténèbres crées par des peurs ancestrales de l'Homme et de la lumière de son savoir, c'est la dimension de l'imagination, un domaine que nous avons baptisé : The Twilight Zone! (La Quatrième Dimension).
Les 500 dessins du film d'animation de Nikolic s'inspirent de scènes de cette célèbre série et sont tracés sur des pages de la Une du quotidien serbe "Politika", toutes datant de 2020. En sélectionnant des gros plans de ces séquences, l'artiste nous fait voir des acteurs dans un état de confusion et de panique. Des images de visages effrayés alternent avec celles de cris sur fonds d'actualités, vraies ou fausses, de nature à alarmer l'opinion.
Analyse par Sanda Kalebic, historienne d'art
Les quelque 500 dessins de Psychopolitics, film d'animation de Nemanja Nikolic, s'inspirent de scènes de cette célèbre série diffusée à la fin des années 1950 et au début des années 1960, série devenue culte grâce à ses récits dramatiques de science-fiction et d'horreur porteurs de messages intelligents et moralisateurs. Contrairement aux oeuvres précédentes où Nikolic utilisait des publications à connotation socialiste datant de l'ex-Yougoslavie comme support de ses dessins, il dessine ici sur des pages de la Une du quotidien serbe "Politika", toutes datant de 2020. L'artiste fait ici un pas vers une interrogation plus directe du présent, ce qui donne pour la première fois un ton activiste à son travail.
« Politika » est le quotidien le plus ancien de Serbie. En tant que tel, il s'est bâti une réputation solide et pour beaucoup de citoyens, il jouit d'une image d'un journal politique non partisan. « Politika » est vraiment l'un des rares quotidiens en Serbie qui ne contient ni pages à sensation, ni typographie agressive, ni nouvelles alarmistes sur le début imminent de la Troisième Guerre mondiale, ou les derniers potins du show business. Cependant, bien qu'il soit rédigé de façon plutôt conventionnelle, « Politika » est un journal qui joue depuis longtemps de l'autorité de son nom au profit d'une propagande pro-gouvernementale plus perfide et d'un discours nationaliste. Il rejoint ainsi de nombreux autres journaux serbes qui trahissent le manque de liberté et d'indépendance de la presse en Serbie. La Une de « Politika » est en couleurs. Mais Nikolic ne garde pas la couleur pour conserver un arrière-plan visuellement restreint et éviter le piège de dessins sursaturés en même temps que sont conservés subtilité visuelle et poétique artistique. Cela lui permet aussi d'apporter une note d'ironie par le contraste entre les pages de la Une en arrière-plan et ses propres dessins au premier plan, ce qui est nécessaire pour lire et comprendre l'ouvre.
Les titres de « Politika » sont souvent péremptoires tels que ceux sur le succès et la détermination du gouvernement serbe (« Un gouvernement de continuité, de stabilité et de progrès », « Nous serons une noix incassable »), sur les menaces contre la stabilité du pays (« Quand la Serbie est forte, elle se fait démolir dans les rues », « Ils vont essayer de diviser notre peuple et notre église »), les drames pendant la crise du coronavirus (« C'est un état de guerre », « Nous avons besoin d'une discipline de fer », « La peur des bombes a été remplacée par corona »), l'orientation de la politique étrangère serbe (« La Russie et la Serbie ont le même code culturel », « Quand c'est difficile Chine », « En raison de la gratitude envers la Chine et la Russie, l'UE menace la Serbie »)?
Certains titres vont même jusqu'à mettre de l?huile sur le feu dans les relations déjà fragiles entre les régions (« Le gouvernement de Sarajevo « expulse » aussi les Serbes morts », « Guerre froide dans les airs », « Les Albanais attendent des médecins serbes »). De tels messages sont inutilement dérangeants et désinformatifs, voire absurdes et, si l'on a le sens de l'humour, ridicules. Les informations sur les crises - qu'elles soient réelles, comme la crise de coronavirus qui a naturellement dominé les manchettes en 2020, permanentes ou réactivées, comme la crise du Kosovo, ou simplement fabriquées artificiellement - sont utilisées dans deux directions. D'une part, pour donner aux structures dirigeantes plus d'espace pour une action rapide et non transparente, et d'autre part, pour détourner l'attention des sujets qui dérangent en maintenant l'opinion dans un état constant d'incertitude et de tension. Les crises ne sont plus un état de transition qu'il faut surmonter, mais deviennent un instrument politique, et avec l'utilisation des médias comme outil de manipulation, la réalité prend de plus en plus la forme du genre horreur psychologique.
Comme dans les épisodes de la série « The Twilight Zone », notre réalité semble de plus en plus incroyable, comme si elle nous échappait. En lisant les premières pages des journaux, et plus encore en « consommant » d'autres médias plus modernes où l'information n'est devenue qu'un produit et les nouvelles un moyen d'obtenir des clics, il semble que nous ne vivons pas dans notre propre réalité, mais dans un monde parallèle, un mauvais film, la quatrième dimension. Dans cet océan d'informations, l'individu devient incapable de distinguer le vrai du faux et de faire face à la quantité de nouvelles atroces et absurdes. IL peut alors choisir de ne plus prêter attention à ces nouvelles en acceptant le fait qu'il ne peut rien y changer, ou fournir de grands efforts en essayant constamment de percer la vérité. La plupart d'entre nous finissent par vivre quelque part entre les deux, en s'appuyant sur ses capacités personnelles : absorber autant de nouvelles que possible, croire en ce qui semble crédible.
Que nous considérions que les nouvelles dramatiques qui nous entourent sont vraies (et la réalité nous convainc souvent qu'elles peuvent l'être) ou que nous soyons horrifiés par les fausses nouvelles et les manipulations qui se propagent sans limite ni considération, ce qui nous relie tous est la confusion et l'impuissance. Les dessins et l'animation de « Psychopolitics » traduisent parfaitement les réactions et charges émotionnelles ressenties par une surconsommation de contenu médiatique sans scrupules. Nikolic utilise ici plusieurs moyens filmiques pour traduire de tel états : les gros plans de personnages pris de court qui paniquent, qui hurlent de peur et d'incrédulité, le rythme des changements de plans, la musique du film, parfaitement dramatisée et psychologisée, qui s'accélère et s'intensifie de façon rythmique. De plus, à travers « Psychopolitics », l'artiste commente directement notre vie quotidienne, l'état dans lequel nous nous trouvons. Car, mis à part l'agonie que l'on peut voir sur les visages des personnages représentés, nous voyons aussi ce qui vient après, le rire maniaque qui, causé par l'impossibilité de contrôle, conduit à des états presque paranoïaques. Ce sont eux qui définissent notre société, dans laquelle le contenu informatif n'est devenu qu'une énième branche de l'industrie du divertissement, alors que la vérité est là, peut-être dans la réalité et peut-être dans la quatrième dimension.