Pas de sable dans le ciel
texte de Azad Asifovich, commissaire d'exposition indépendant
Pour sa première exposition personnelle en France, Alexander Morozov, artiste russe
d'origine ukrainienne, présente à la Galerie Dix9 un projet inédit élaboré principalement à partir de sa production artistique récente. Le peintre, qui a quitté
la Russie en 2022*, place au centre de cette exposition une série d' “image - objets”: des tempera sur bois, oeuvres qui représentent des fragments d'une réalité vécue.
Les temperas protégées par plusieurs couches de vernis, entrent dans un dialogue
subtil avec la lumière (intérieure) qu'elles reflètent. Elles font face à une série
d'aquarelles assemblées en une masse compacte sur un des murs de la galerie
fixant sur le papier des moments d'une réalité vécue, moments tirés du journal intime de l'artiste. Produits d'une pratique qui s'appuie sur la mémoire, cette série révèle en effet les spectres photographiques dérobés au réel par Morozov lors de son long chemin d'exil.
En effet, Morozov cherche davantage à transmettre un processus qu'un résultat. La
première étape de ce travail consiste à capturer, par photographie numérique, ce
qu'il appelle les "interstices du réel". Il s'agit, par exemple, d'un regard de chien errant turc, content d'avoir été nourri, ou encore d'une vue plongeante sur l'intérieur d'une barque estonienne. Ces empreintes optiques sont ensuite métamorphosées. Elles sont tantôt saisies dans l'instantanéité de l'aquarelle, tantôt traduites en peinture avec la technique méticuleuse de la tempera à l'oeuf sur bois: “levkasé”.
Le levkas est un l'enduit blanc posé sur le bois, comme fond de l'icône. Il réfléchit les pigments de manière à obtenir une surface particulièrement lumineuse. Le principal composant de cet enduit est le carbonate de calcium, un fossile organique marin. Celui-ci confère à la technique une connotation "originelle". En ce sens, le levkasé est traditionnellement considéré comme un réceptacle métaphysique pour les icônes.
Morozov investit ce support avec des figurations apparemment anodines. En réalité, celles-ci nous mettent en présence d'un vécu fondateur. Carnet visuel destiné à être partagé, Pas de sable dans le ciel nous renvoie donc à la frontière du réel et du vécu. Morozov aurait surmonté la condition de l'exil en prêtant attention aux choses insignifiantes. C'est-à-dire qu'il s'est rattaché aux "espaces liminaux", qui marquent le passage de l'information optique à son interprétation sensible. Pour ce faire, l'artiste a recueilli soigneusement ses impressions phénoménales, le long d'une trajectoire sinueuse entre l'Estonie, la Turquie et la France.
Entre le film composite et l'image unique, l'accumulation consciente de sensations
et l'inconscient optique, le réseau des significations communes et l'absence de sujet, l'insignifiance du traumatisme et le désir de faire sens : se trouvent des ouvertures et des réconciliations possibles. Celles-ci sont contemplées lors du cheminement esthétique de l'artiste.
Le titre de l'exposition fait référence au conte prussien Le Marchand de Sable, écrit
au début du XIXè siècle par E. T. A. Hoffman. Le héros du conte doit surmonter la folie hallucinatoire du spectre qui le hante. Pas de sable dans le ciel montre en résumé l'impossibilité de revenir en arrière. Alexander Morozov tente simplement de
matérialiser la douleur d'un tel constat.
(*24 février 2022 — début de la guerre en Ukraine)